Dans cet ouvrage hybride, Maggie Nelson utilise toutes les cordes de son arc de poétesse, d’essayiste et de critique pour tenter de trouver une définition à cette liberté qu’on chérit tous tant et qu’on adule. Au-delà d’un essai, c’est presque un guide pensé pour ceux qui cherchent cette liberté au travers du prisme du « care » - le soin d’autrui - qui pourrait être la réponse à la morosité moderne.
A travers quatre thèmes - art, sexualité, drogue et écologie - Maggie Nelson s’interroge et nous interroge sur notre relation à la liberté et à autrui. Écrit entre l’ère Trump et la pandémie de la covid-19, l’auteure traverse l’histoire, les siècles, les courants de pensée - du féminisme au puritanisme et la pensée de droite - pour tenter de découvrir ce qui nous rend libre et comment nous appliquer à vivre dans un monde qu’on pourrait qualifier de juste et de bon pour chacun.
Une pensée en mouvement
Ce serait mentir que de ne pas reconnaître que c’est un ouvrage difficile. Maggie Nelson argumente en faveur et en défaveur de ses positions, dans un perpétuel mouvement de remise en question. Elle source cet ouvrage de façon à ce que le lecteur soit toujours dans une position active - un aller retour infini entre le texte et les notes en fin d’ouvrage. Dans l’optique de définir le « care », ce mot difficile à traduire en français qui serait l’attention portée à autrui mais aussi à soi, Maggie Nelson mêle réflexion poétique et politique, des expressions personnelles - sa vie de femme, de mère, d’épouse - aux mouvements collectifs, pour appréhender un idéal de corps et de faire en commun.
« Augmenter l’espace d’une pratique de la liberté implique d’œuvrer à réduire la possibilité de tels dommages pour soi-même et pour les autres. »
L’auteure fait appel à des théoriciens de l’art pour éprouver ce que l’art peut faire ressentir, cet art qui peut nous émouvoir par exemple et qui pourrait être une thérapie. Mais aussi des expériences curatoriales comme des polémiques sur l’art qui entrave nos libertés et notre histoire - cf. le Whitney et l’œuvre de Dana Schutz -. C’est parce que nous sommes capables de recul et de réflexion que nous pouvons avancer sur notre démarche à prendre soin des autres. Mais loin d’être une injonction, ce sont avant tout une réflexion et une méditation que met en oeuvre Maggie Nelson dans son ouvrage.
« Notre désir de traiter tout le monde avec compassion, gentillesse et pardon, et de jeter les connards toxiques du haut d’une falaise est un koan. Pratiquer la liberté dans un monde de contraintes et de circonstances souvent merdiques est un grand koan. » [Le koan est un objet de méditation dans la pensée bouddhiste qui apparaît sous forme de paradoxe et pouvant permettre l’éveil spirituel]
Corps et faire corps
Si le propos de Maggie Nelson semble axé sur le care de l’esprit, du bien-être mental et de l’éveil à la pensée, philosophique entre autres, cette pensée s’accompagne de réflexions sur le corps physique aussi. Il y a cette idée de faire corps, pour se sauver, de faire corps avec le collectif quand bien même dans ce collectif, les idées peuvent différer - notamment dans le chant sur l’écologie où elle reconnaît qu’un travail doit être fait même si au sein d’un même groupe il peut y avoir des divergences.
Mais c’est aussi le corps de la femme, des femmes, des malades, des drogués, la question autour de la couleur de la peau - les artistes noirs qu’on cantonne à tort dans un art du fond - qu’elle interroge. Dans le chant sur la sexualité, une large réflexion est accordée sur la sexualité féminine et féministe, sur les bonnes pratiques mais aussi sur notre résilience. Qu’est-ce que les bonnes pratiques ? Où s’arrête notre propre consentement ? Toutes ces questions qui hantent les révolutions sexuelles, remises à l’ordre du jour avec #MeToo, dont Maggie Nelson parle longuement.
« Revendiquer le sexe comme une chose irrévocablement bonne dont on devrait jouir davantage finit toujours par se heurter, d’une manière ou d’une autre, à la célébrée réplique du théoricien queer Leo Barsani : « Il y a un secret du sexe bien gardé : la plupart des gens n’aiment pas ça » »
En cherchant ce qui nous entrave, l’auteure met à jour les relations de pouvoir dans ces quatre domaines - l’art et la domination culturelle, la sexualité et le pouvoir patriarcal (cf. une référence à la constante remise en question de Monica Lewinsky), la drogue et ce constant lien entre la liberté qu’elle semble nous conférer et la réalité de l’addiction, puis en effet, la situation climatique et notre impuissance face à notre inaction. Maggie Nelson ne cache pas ses idées (même lorsqu'elle les remet en question) : De la liberté est un puissant objet féministe.
« Comme l’écrivaine Kate Braverman, qui s’est identifiée comme toxicomane à dix-sept ans, l’explique : « Quand les hommes se comportent mal, ils embrassent la vie mythique de l’artiste. Quand une femme raconte ses activités illégales, on la prend pour une pute malade mentale. » »
De la Liberté est un ouvrage puissant, qui se déploie dans sa lecture et dans ses pages. Un objet de réflexion qui nous oblige à prendre du recul, à noter, à s’interroger. Maggie Nelson nous confronte à nos idées, nos préjugés et nos valeurs sans jugement mais nous bouscule et nous pousse dans nos retranchements.
"De la liberté", Maggie Nelson (traduit par Violaine Huisman), Editions du Sous-sol, 416 pages, 23€